1. Voisinage

    14 juin 20257 minutes

    D'habitude, je pars à l'aube et rentre tard, la joie des bouchons quand on habite en périphérie mais que l'on travaille en ville ! Mais, je me suis cassé la jambe et après trois semaines d''hôpital me voici, immobilisé au vingt-cinquième étage. Come toujours, l'ascenseur est en panne, alors j'achète sur internet et le kiné vient à domicile. Je passe beaucoup de temps sur mon balcon ! Le matin, je ne me presse pas. De toute façon, je ne verrai que l'émigration quotidienne des travailleurs, à partir de six heures trente, puis celle des lycéens, des collégiens et enfin des écoliers qui commencent plus tard et vont moins loin. Après la succession correspondante des bruits de moteurs puis des mobylettes débridées et enfin des cris d'enfants. Dès que le calme revient, je prends position avec du café et des mots croisés et j'observe. Quel monde d'habitude ! D'abord les mères de familles se regroupent et partent u marché ou dans les magasins de proximité puis les retraités possesseurs de chiens se retrouvent au square, sacs en plastique à la main. Sur le coupe de dix heure, dix heure trente, les chiens rentrent et les nourrices sortent. Ils se saluent en se croisant mais ne se fréquentent pas ! Comme notre cité est constituée de carrés d'immeubles entourant à chaque fois un espace public dont les seules couleurs proviennent des installations criardes pour enfants, les sons rebondissent sur les murs. Et, si les aboiements subits ou les cris des marmots sont assourdissants, sur les temps calmes, on peut entendre les conversations ! Pas de scoop cependant, les retraités échangent gravement autour des dernières actualités et les nourrices commentent joyeusement les dernières séries à la mode. Branle bas de combat sur le coup de onze heures : les mères reviennent des courses chargées et les nourrices rentrent. Tout de suite après, si les fenêtres sont ouvertes, les odeurs montent alléchantes. Quand les écoliers arrivent comme une volée de moineau, je vais réchauffer un plat au micro-onde. Pendant la sieste des plus jeunes et des plus vieux, le silence règne et mon kiné passe.  Jeune et dynamique il ne se plaint pas des étages à monter et me fait bien travailler. Parfois il me demande un verre d'eau. Quand il repart je prends systématiquement une douche, je suis en sueur. A partir de seize heures trente les flux s'inversent. Les écoliers reviennent et remplissent l'espace de mouvements et de bruits auxquels s'ajoutent le retour bruyant des collégiens et lycéens. L'espace est clairement divisé en aires d'influence. Comme c'est la fin de l'année scolaire les maman ne réclament les retours en appartements que tard, parfois bien après le retour des pères et autres travailleurs. Souvent quand le calme est revenu, je reste encore sur mon balcon non éclairé et je vois quelques silhouettes se déplacer furtivement entre les immeubles. Sur mon palier, comme sur tous les autres de l'entrée C, trois portes : la mienne pour mon trois pièces, à côté pour un petit F2 et en face celle du F5 familial. Mon voisin direct est discret, souvent absent semble-t-il, Sa seule fenêtre ne donne pas sur le square central mais de l'autre côté : vue sur un terrain vague dont je profite aussi côté cuisine. Par contre les habitants du F5 ne sont pas discrets et sont nombreux ! Déjà ils envahissent le palier avec des trottinettes, poussettes, rollers et autres qui font râler copieusement les habitants du vingt-sixième et dernier étage. On ne sait jamais combien il y a d'enfants.  Je crois que la femme en a quatre et attend le cinquième. Trois autres viennent épisodiquement sans vraiment de régularité et pas toujours tous ensemble. Celui que je connais le mieux c'est Sammy, quatorze ans, l'aîné. Il me monte régulièrement mes colis non pas contre une rétribution en espèces mais en calme ! Je l'autorise à venir, seul, de temps en temps lire ou faire des devoirs dans la cuisine. Je compatis. Souvent ses frères et sœurs s'installent sur le palier avec des jeux : voitures et soldats pour les garçons, dînette et poupées pour les filles. Dans tous les cas, ils tiennent de grands discours et finissent toujours par se disputer. Comme cela résonne dans la cage d'escaliers, les habitants des autres étages crient, alors dans une cavalcade hurlante, ils dégringolent au rez-de-chaussée et filent dehors. La routine. Et puis hier, rupture dans cette routine quotidienne que je commençais à croire immuable : Entre retraités et nourrices dans le temps calme de la matinée, je vois débarquer la BRI. Les gars équipés de pied en cap se déploient,  bloquent les entrées et dégagent rapidement les quelques utilisateurs du square central. Une colonne se dirige droit vers l'entrée de mon immeuble ! Je quitte mon balcon le plus discrètement possible et rejoins la porte d'entrée, que j'entrouvre, curieux de savoir à quel étage ils vont s'arrêter. Le pas cadencé progresse à bonne allure ! Je constate que la porte voisine s'entrouvre aussi. Je m'apprête à lancer un regard de connivence quand je me fige d'effroi : mon voisin si discret est en train de me menacer avec un pistolet muni d'un silencieux. Complètement ahuri, je m'efface pour le laisser entrer alors que le tambour régulier des chaussures n'est plus qu'à un ou deux étages du nôtre ! Très détendu, mon voisin me sourit tout en mettant un doigt sur sa bouche, très explicite. Il m'enjoint du geste de m'éloigner de la porte vers la grande pièce. Les pas se sont arrêtés et je peine à retenir un cri quand la sonnette du voisin retentit. Silence pesant. - Police, ouvrez ! Un temps de silence. - Ouvrez, je vous prie où nous enfonçons la porte. Mon "invité" toujours souriant m'indique de passer derrière mon canapé et de me recroqueviller sur moi-même. - Dernier avertissement. Lui-même s'est ramassé sur lui-même, il range le pistolet dans sa poche et se bouche les oreilles en ouvrant grand la bouche. Je n'ai pas le temps de l'imiter avant l'explosion, terrible. Des cris, de la poussière. Mon voisin me salue, me parle et disparait dans la fumée dense. Totalement assourdi, je n'ai pas compris ce qu'il a dit. Quand j'arrive à me redresser et à récupérer mes béquilles, je constate que ma porte n'existe plus et, en m'avançant, qu'un paquet de marches a disparu, tant vers le haut que vers le bas. La porte et le mur de mon voisin sont pulvérisés, curieusement la porte de la famille nombreuse semble intacte. Les hommes de la BRI indemnes s'occupent avec diligence et efficacité de leurs blessés et ne me remarquent pas. Je recommence à entendre mais je le regrette : cris, gémissements, sirènes… J'ai été hélitreuillé pour évacuer mon appartement et longuement interrogé sur ce que j'avais vu, entendu, deviné… J'ai aidé la police à faire un portrait-robot mais mes souvenirs étaient divergents de ceux de la famille nombreuse, à se demander si il n'y avait pas plusieurs individus dans ce petit appartement bourré d'explosifs ! Evidemment suite à cette explosion très médiatisée, nous avons été relogés. Je n'ai pas la moindre idée de l'endroit où ont été logés mes anciens voisins. Pour ma part j'ai eu droit à un F2, un poil plus grand, situé à un premier étage eu égard à ma jambe, dans une cité expérimentale. Le côté expérimental est très accentué : le rez-de-chaussée, le deuxième et le quatrième étages ainsi que le toit terrasse sont végétalisés et communautaires : garage à vélo en bas, laveries, ateliers en tout genre : menuiserie, couture, peinture, danse... Les terrains entre les immeubles ont été divisés en aires de jeux, potagers, vergers, espaces barbecue tout aussi communautaires ! Tout le monde se connait et se met en quatre pour m'intégrer. Je n'ai pas encore pris un seul repas chez moi ! Leur dernière initiative : peindre chaque porte à l'image de son ou ses habitants. Notre retraité jardinier a choisi une sarabande de légumes. La plupart des familles ont laissé les enfants choisir. Je reconnais plusieurs Pokémon et bien entendu les multiples licornes arc-en-ciel mais certains héros me sont inconnus comme cette toute jeune fille habillée en coccinelle. Un couple d'antillais a souhaité retrouver la flore luxuriante de leur île : palmiers, bananiers et flamboyants. Le peintre est doué et prend la peine d'écouter chacun. Je ne sais pas me décider : un paysage de montagnes grandioses et enneigées ? Une mer turquoise du Pacifique ou au contraire une grande marée bretonne ? Devant mon hésitation, il me dit gentiment que si je change d'avis, il repeindra ma porte. Finalement je me décide pour un trompe-l'œil en forme de livre ouvert de façon à ce qu'entrer chez moi donne l'impression de tourner la page ! En effet ma contribution à cette joyeuse tribu ce sont mes livres que j'ai mis à disposition de tous et que je lis volontiers à haute voix si on me le demande. J'ai abandonné mon emploi qui me forçait à rejoindre Paris et sa cohue tous les jours et je me suis reconverti en vendeur à la coopérative bio du quartier. Pour ne pas vivre complètement coupé du monde, j'ai choisi un magasin à quatre arrêt de bus de mon nouveau logement. Et cela me permet de changer complètement d'environnement pour rejoindre un quartier de jeunes gens qui vivent sainement, richement mais, à mon avis un peu tristement. Hier, dans le premier bus du matin , dans l'aube grise, j'ai reconnu mon ancien voisin discret et explosif.

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  2. Le jour où j'ai oublié

    19 mai 20253 minutes

    Toutes les familles ont leurs petits rituels, typiquement des phrases qui n'ont pas besoin d'être terminées pour provoquer des fous rires car elles évoquent le même souvenir pour chacun. Notre mère était toujours occupée à plusieurs tâches à la fois et très étourdie. Aussi nombre des anecdotes familiales commençaient par "Le jour où j'ai oublié…" ou sa variante "Le jour où maman a oublié…". Parmi les oublis les plus racontés : le jour où elle a oublié d'allumer le four pour les fiançailles de Jean et, donc, où nous avons dû attendre une heure et demie que le rôti cuise, en parlant de choses et d'autres, d'un air dégagé, avec la famille de Bérénice que nous rencontrions pour la première fois ! Curieusement les parents de celle-ci ont absolument tenu à organiser le mariage de A à Z sans laisser la moindre tâche à maman et malgré cela, elle a oublié de mettre le frein à main devant la mairie provoquant une mini panique quand la voiture quittant le parking, légèrement en pente, se dirigeait vers le cortège nuptial ! Ou, notre préférée, le jour où elle a oublié de reprendre les passeports en quittant l'hôtel et que nous nous sommes faits refouler à l'aéroport de Malé et nous avons dû prolonger notre séjour aux Maldives d'une semaine, le temps de négocier un changement de vol pour tous les huit au meilleur prix. Heureusement l'hôtel se sentant responsable nous avait fait un prix lui aussi. Moins drôle, le jour où elle a oublié qu'elle devait m'emmener à mon oral pour Ulm et que le copain d'un copain m'a dépanné par un trajet en moto sans casque et sans code de la route ! J'ai intégré Ulm, mais je ne suis jamais remonté sur une moto ! Ma femme a toujours refusé l'aide de ma mère, en particulier pour s'occuper des enfants. On lui avait sans doute raconté trop souvent les nombreuses fois où elle avait oublié l'un de ses enfants à un endroit ou à un autre : à l'anniversaire d'un autre enfant où il a fini par passer la nuit, au conservatoire, chez le dentiste et même dans un train ! Marc s'était endormi. A la décharge de maman, ni mon père, ni mes frères et sœurs, ni moi-même n'y avions pensé. Quand Marc s'était réveillé tout seul dans un train filant à vive allure, paniqué, il avait tiré sur le signal d'alarme. La SNCF avait jugé cela abusif. Donc en plus de la location de voiture pour aller le récupérer à trois cents kilomètres de là, mes parents ont dû payer une amende. Evidemment quand maman a juste oublié de saler les pâtes ou de sucrer la tarte, d'une part cela n'étonne personne et d'autre part cela lance la litanie "des jour où elle a oublié". Par contrecoup sans doute, nous sommes tous très organisés et avons épousé des conjoints qui n'oublient rien ! Maman est décédée à présent et désormais tout se déroule sans le moindre aléa, ce qui manque tout de même de fantaisie. Aussi quand ma petite-nièce a déclaré, alors que l'on servait le fromage au grand repas des cinquante de mariage de son grand-père Jean : "Oh zut j'avais oublié que c'était aujourd'hui, j'ai commandé le gâteau pour la semaine prochaine", à sa grande surprise, c'est un grand éclat de rire qui a accueilli sa remarque !

    1. Atelier
    2. Famille
  3. Interview d'un exploranaute

    17 mai 20252 minutes

    Dans un studio futuriste, un robot humanoïde aux formes féminines et d'un beau rose irisée sourit aux caméras et annonce d'une voix douce : - Nous recevons aujourd'hui le célèbre exploranaute Marc Pilariguet qui a accepté de sortir de sa retraite en hibernation profonde pour répondre à nos questions. La caméra se tourne vers un bel homme dans la force de l'âge, athlétique et souriant. - Il ne fait pas ses quatre cent cinquante ans n'est-ce pas ? Modeste, Marc intervient : - Seulement cinquante ans de vie vécue ! - Vous êtes quand même l'être humain le plus vieux. Aujourd'hui aucun de vos contemporains n'est encore vivant, cela vous ennuie-t-il ? - Le métier d'exploranaute nécessite une nature profondément solitaire donc non cela ne m'ennuie pas vraiment et puis bien que solitaire je suis sociable et je me fais facilement des amis. - Reconnaissez-vous la Terre, y retrouvez-vous vos repères ? - Quels repères ? D'un voyage à l'autre, d'un réveil à l'autre mon environnement change du tout au tout et, du coup, je ne m'attends à rien et donc je ne suis pas surpris. - Dans l'espace, la Terre et ses terriens ne vous manquent donc pas ? - En fait, j'ai beaucoup voyagé et ce qui m'a le plus manqué c'est la couleur bleue, le bleu absolument unique de la Terre. Durant les voyages proprement dits, entre deux sorties de caisson d'hibernation, c'est le noir forcément. Le noir absolu et effrayant du vide intersidéral. En effet, dès que l'on quitte notre galaxie, toute étoile est lointaine et n'éclaire pas plus qu'une veilleuse dont les batteries seraient épuisées. Quand aux planètes que j'ai exploré, ayant des atmosphères différentes de la nôtre, elles m'ont permis d'admirer des nuances infinies de jaune sulfureux ou des verts variés et plus ou moins phosphorescents. Le plus souvent des camaïeux de gris dans des brouillards denses où l'étoile la plus proche ne donnait à voir que des ombres mouvantes. Sans oublier mes escales proches de naines rouges dont les cieux crépusculaires ressemblent à l'idée que l'on peut se faire d'un enfer rougeoyant. Croyez-moi, le bleu devient une aspiration grandissante, une obsessions ! De retour sur terre, je ne me lasse pas de contempler le ciel azur sur une mer céruléenne.

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    2. Science-Fiction
  4. Le jour où j'ai gagné

    05 mai 20252 minutes

    Je suis un solitaire, un misanthrope. J'évite les rencontres et les échanges. Bien sûr,  comme tout le monde je sais sourire, dire : bonjour, merci, au revoir. Mais, déjà, "Comment allez-vous ?" me pose problème. Imaginez un instant que la personne, au lieu du "Ca va merci" attendu, se mette à me raconter ses derniers déboires et, de fait, m'embarque dans une conversation ! Donc pas de "Comment allez-vous ?" ni son corollaire "Et vous ?" . Quand c'est à moi que l'on pose la question, j'esquive d'un sourire distrait. A force de réserve et de discrétion, je commence à devenir plus serein. Depuis deux ans, je n'ai plus besoin de gardes du corps ni d'intenter des procès aux journalistes indélicats. J'ai déménagé plusieurs fois, dans des endroits de plus en plus reculés, mais toujours luxueux. Maintenant avec la domotique poussée à l'excès et l'utilisation intensive de pseudos et d'internet, je peux vivre sans un aucune interaction pendant plusieurs jours. Si l'envie m'en prend, d'un coup de jet privé je rejoins anonymement un aéroport et, noyé dans la foule, je vais, incognito, voir une pièce de théâtre, visiter une exposition ou assister à un évènement sportif. Et dire qu'au tout  début, je me réjouissait d'être reconnu dans mon village puis à Paris. J'enregistrais soigneusement toutes mes apparitions télévisées et collectionnais tous les articles me concernant ! Peu à peu, au fur et à mesure que mes gains augmentaient, mes amis, mes connaissances puis plus largement, des associations et même des inconnus me sollicitaient jusqu'à l'écœurement. Quand la violence s'est manifestée, venant autant de quidams que de proches et que j'ai du me protéger physiquement, j'ai fait une croix sur l'amour, l'amitié, la confiance, la foi en l'humanité ! Aujourd'hui, confortablement installée dans mon salon, écoutant une retransmission d'un célèbre opéra, un cocktail à la main, des toasts sophistiqués à disposition, je regrette, encore et toujours, amèrement, le jour où j'ai gagné.

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  5. La vie d'un œuf

    12 avril 20253 minutes

    Me voici, bien au chaud sous un amas de plumes, de temps en temps un courant d'air rapide me fait osciller et prendre conscience que je ne suis pas seul. Il me semble que nous sommes trois, posés sur des brindilles rêches. Même quand le duvet tiède ne me recouvre pas, la température reste élevée et l'air est sec. Je sens que je me modifie lentement. Parfois j'entends des bruissements d'ailes et des "tap tap" que j'identifie comme des pas effectués par de grands pieds plats. Par deux fois, alors que je sentais l'air du désert autour de moi, j'ai entendu des pas furtifs et senti une odeur sauvage, dangereuse. A chaque fois une cavalcade de ces fameux pieds plats et des cris agressifs mettaient l'animal inquiétant en fuite. Et puis un jour tout a changé. J'étais blotti sous les plumes quand un bruit de tonnerre a retenti... à plusieurs reprises. Des fuites de pieds plats accompagnés de cris éperdus, un silence et les premiers mots entendus : - Dépêchons-nous avant l'arrivée des gardes-chasse, aide moi à la porter dans la remorque, vite. - Oh regarde trois œufs ! Je les prends aussi. Et les plumes encore chaudes disparaissent, des mains brutales me saisissent et me transportèrent jusqu'à un plaid peu confortable. Je me mis à bouger et tressauter à chaque cahot, assourdi par un moteur bruyant.  A l'arrêt une cacophonie de cris joyeux éclata. Je ne reconnaissais aucun des sons environnants. J'attendis, longtemps. A la nuit tombante, je m'étais beaucoup refroidi quand je fus saisi par des mains impatientes. Je changeai de mains à plusieurs reprises sous des échanges houleux et vindicatifs. De ce que je compris, chacun voulait un œuf et il n'y en avait que trois ! Le ton montait quand je reconnus le bruit horrible d'une coquille qui se brise. Aussitôt un grand silence se fit. Nous n'étions plus que deux ! Plus rapide que les autres, celui qui me tenait, s'enfuit. Il sortit du village pour rejoindre une hutte à l'écart et m'y cacha dans un pot de terre. Le lendemain, le calme étant revenu, mon propriétaire me perça délicatement de part et d'autre. Ce fut quand même très douloureux ! Il évacua mon contenu en soufflant, ce que je vécu comme un arrachement. Ensuite, sur plusieurs jours, il me peignit. Il prenait son temps, le pinceau me chatouillait agréablement. De temps en temps il me tournait sur un support pour pouvoir peindre sur toute la surface. Après un temps de séchage et une vérification accompagnée de petites retouches, il me vernit. Moins agréable que la peinture, en particulier à cause de l'odeur, cette étape me rendit brillant et plus solide ! Je fus à nouveau transporté dans un véhicule bruyant mais bien à l'abri dans un nid d'herbes sèches. Quels bruits assourdissants et effrayants une fois arrivé au marché où chacun vantait sa marchandise à grands cris y compris mon propre vendeur ! En milieu de matinée, je fus l'enjeu d'un marchandage serré et pourtant joyeux. Une fois les deux parties d'accord, je fus à nouveau transporté. Un long voyage cette fois-ci, camion, mis en caisse rembourrée et scellée. Je pris même l'avion et à nouveau un camion. Je fus déballé dans un endroit calme et frais et placé dans une vitrine. C'est ainsi que vous pouvez m'admirer derrière l'étiquette : Œuf d'autruche peint du Kalahari.  

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  6. Mes souvenirs de Guignol

    31 mars 20252 minutes

    J'ai horreur du bruit, en particulier des foules de fans qui hurlent un prénom, à la frontière de l'hystérie ! Et cette répulsion n'est pas neuve. Je devais avoir quatre ou cinq ans quand je me suis retrouvée, assise sur un banc, dans un espace petit et clos, face à un théâtre de marionnettes où un Guignol grotesque ignorait, tout d'abord, les cris enfantins puis demandait leur répétition en jouant celui qui ne comprend pas. Il se retournait à contretemps et mettait, du coup, en doute la parole des jeunes spectateurs qui ne s'en époumonaient que plus fort ! Sûrement par mimétisme et prise dans l'ambiance, je devais unir ma voix à la cacophonie ambiante mais réellement je n'en gardais pas un bon souvenir ! Plus tard, j'évitais soigneusement ces lieux de perdition mais même à l'extérieur, dans le jardin du Luxembourg notamment,  la frénésie sonore m'effrayait. Et pourtant, j'ai eu l'occasion d'assister à un délicieux spectacle de marionnettes à fils, d'une grande poésie et d'un calme réconfortant. Il s'agissait d'une adaptation du voyage en quatre-vingt jours et les costumes exotiques des différentes contrées traversées étaient d'une grande beauté. Par ailleurs, pendant mes études à Lyon, patrie de Guignol, je suis allée voir, dans un petit théâtre au milieu des traboules,  une séance, destinée aux adultes, de ce héros mythique. Ici, pas de cris et une intrigue plus fine, politique en fait. Les railleries, pour initiés, visaient les élus et les notables lyonnais, un peu façon cabaret. Plus tard je suis devenue parent, mais je n'ai jamais amené mes enfants voir Guignol. Je ne m'en sentais pas le courage. Ils ont eu quelques occasions, avec une tante, lors d'une sortie avec le centre aéré. Ils sont revenus, à chaque fois, enchantés et semblaient convaincus qu'ils avaient effectivement aider Guignol à échapper au gendarme et à rosser Gnafron. Je n'ai pas démenti. Aujourd'hui, je suis grand-mère et, ne voilà-t-il pas que ma fille, suite à un empêchement de dernière minute,  me demande d'accompagner la sienne à un théâtre de marionnettes ! J'y suis allée. Guignol était remplacé par un ours en peluche qui avait volé du miel et était poursuivi par un apiculteur. Les enfants hurlaient pour indique à l'ours l'arrivée de l'ennemi, l'ours n'entendait pas, se retournait à contretemps...Universalité et intemporalité. Joie de ma petite-fille et sourire crispé de ma part… Tant pis pour mes autres petits-enfants, je n'y retournerai pas.

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  7. Un évènement inattendu en bord de mer

    22 mars 20255 minutes

    Mes amis avaient compris mon besoin de solitude et avaient gentiment mis à ma disposition leur appartement à Dahouët. Le voyage avait été long mais sans fatigue : autoroute jusqu'à Rennes puis voie rapide quasiment jusqu'au bout. Je n'avais commencé à me détendre qu'en empruntant les routes secondaires et j'avais ressenti, comme à chaque fois, une bouffée de joie en apercevant la mer ! Et pourtant elle était grise presque argentée, reflétant les nuées qui défilaient. On n'aurait pas cru que c'était l'été. Je me garais sur le port où quelques bateaux semblaient abandonnés. A marée basse, la plupart étaient en mer. Je montais rapidement mon sac à l'étage et le temps de faire un lit et de ranger mes affaires, j'aérais le petit appartement qui sentait le renfermé. Tout de suite l'air marin emplit l'espace. Quand je redescendis, le temps avait déjà changé. Un ciel bleu brillait dans les flaques résiduelles et les derniers nuages filaient vers Paris. Je partis à la découverte de ce village que je ne connaissais pas bien que je sois venue plusieurs fois. D'habitude, mes amis m'attendaient puis m'emmenaient en balades et finalement je n'avais jamais exploré les quelques rues qui se regroupaient à l'église. Je dépassés tout d'abord des commerces fermés : quelques boutiques de souvenirs ou de tee-shirt, plus loin une crêperie et un restaurant de fruits de mer fermés eux aussi. En s'éloignant du port, les rues devenaient étroites et tortueuses, elles étaient bordées de vieilles maisons basses et grises aux volets bleu et aux jardinières fleuries. Je dépassais la mairie-école silencieuse, les enfants devaient être en classe. Je découvris, au tournant suivant la place de l'église plantée de platanes bien verts, l'église en pierres sombres étaient précédée d'un calvaire très ruiné. Une épicerie -boulangerie était grande ouverte et quelques femmes discutaient devant la porte. A l'autre bout de la place, on devinait un café, lui aussi ouvert et, du moins je le supposais, plutôt réservé aux hommes. J'entrais dans le magasin en saluant les femmes qui me sourire en retour mais sans interrompre leur conversation. Il s'agissait d'une affaire d'importance : la fête du jumelage ! Les irlandais étaient attendus de pied ferme. Je compris que les festivités commenceraient le soir même par une grande soirée à la salle des fêtes avec repas, danses bretonnes et irlandaises, chants en gaëliques préparés par les enfants. Le lendemain un défilé de chars était prévu et les forains seraient arrivés. A la caisse, tout en calculant combien je lui devais, la commerçante m'invita à la soirée : entrée quinze euros. J'hésitais un peu, j'étais venue pour être au calme mais le groupe de femmes insista : qui vantant son far aux pruneaux inégalable, qui mettant en avant la variété et l'authenticité des danses qui seraient présentées. "Rien à voir avec les gavottes pour touristes" m'assurait-on. Le soir venu, je me dirigeais donc vers la salle des fêtes, construite à l'écart du village mais accessible à pied. Deux cars décorés de trèfles occupaient la moitié du parking. Une musique celtique d'échappait à chaque ouverture de la porte. C'est un irlandais avec un fort accent qui vérifia mon billet et un charmant leprechaun d'une huitaine d'années me conduisit à une table où, visiblement, les autres convives, moitié irlandais, moitié locaux, avaient déjà commencer à fêter leurs retrouvailles. Un verre de cidre me fut tendu et un "slainte" jovial adressé. Arrivée délibérément en retard, je constatais que j'avais bien calculé : les inévitables discours étaient effectivement déjà prononcés. Alors que des bénévoles, tous habillés de vert, distribuaient des galettes à la coquilles Saint Jacques, les enfants envahissaient la scène. Tous en habits traditionnels aux broderies dorées et, pour les filles : des coiffes en dentelles, pour les garçons : le fameux chapeau rond. Avec l'accompagnement d'un biniou et d'une cornemuse, ils entonnèrent des chants populaires, bretons, dont l'assemblée reprenait les refrains. Mon voisin s'aperçut que je ne chantais pas et me tendit son téléphone où les paroles étaient affichées. Je souris et fis de mon mieux. Ensuite, les enfants irlandais montèrent sur scène à leur tour, eux étaient accompagnés d'un violon et d'une flûte aigüe et danser à toute vitesse. Le brouhaha sonore atteignait un niveau élevé surtout avec l'acoustique habituel des salles de fêtes ! On nous avait servi d'autres galettes et une part de far breton aussi excellent que l'avait annoncé la femme de l'épicerie. Un animateur nous avait incité à sortir de table pour aller chercher nous-mêmes un café ou autre boisson chaude et pendant ce temps, avec une grande efficacité, les tables et les chaise avaient été déplacées pour dégager un bel espace central. Un orchestre, formé de musiciens amateurs tant bretons qu'irlandais s'était mis en place et accordait ses instruments. J'étais allée faire la queue aux toilettes et quand je revins, l'atmosphère avait radicalement changé. Les musiciens se regardaient sans savoir que faire, quelques organisateurs allaient de groupe en groupe répandant le silence sur leur passage. Un mouvement relativement calme s'organisa vers les sorties de secours. Le maire, facilement reconnaissable à son écharpe tricolore restait, stoïque et inquiet. En me retournant, je vis les gestes frénétiques des derniers invités m'invitant à les rejoindre. Je réalisais que nous n'étions plus qu'une quinzaine dans la salle. Au premier pas que je fis dans leur direction, un bruit terrible m'arrêta net, pétrifié de surprise. Un groupe armé, cagoulé, casques en plexiglass sur la tête et bouclier anti-émeute à la main envahissaient la piste de danse. Il en venait de partout : l'entrée, les issues de secours, les toilettes, les coulisses. Derrière la première ligne, des snipers visaient chacun  des individus encore présents. Une sinistre pastille rouge dansait sur mon torse. Un homme se mit à crier des ordres mais la panique m'empêchait d'en comprendre le sens. Ce qui était impressionnant c'était le silence et l'immobilisme de tout un chacun. Comme les autres, je n'osais pas bouger ne serait-ce que pour lever les bras. Un militaire m'attrapa et me tira à l'extérieur, apparemment le traitement était le même pour tout le monde. La fraicheur de la nuit dissipa en partie ma stupeur et je me mis à trembler violemment. J'entendais bien qu'on me demandait de décliner mon identité mais je ne réussissais pas à prononcer le moindre mot. Des équipes habillés de blanc désossaient littéralement les cars, d'autres entraient et sortaient de la salle. Des maîtres chiens quadrillaient le terrain avec  leur bête. Les policiers en tenue, triaient les civils, je me demandais où j'avais bien pu tomber et comment j'allais pouvoir expliquer ma présence.

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  8. Une voile blanche sur la mer

    17 mars 20252 minutes

    L'horizon, ligne bleue infinie, frontière entre le ciel, porteur d'imagination et de rêves inaboutis qui s'effilochent en nuages vaporeux, et la mer, surface plane et lisse qui cache des profondeurs obscures et cauchemardesques. Sous la chaleur d'un mois d'août de vacance et sur un sable doré de promesses , je laisse mon esprit et mon regard dériver. A marée haute, pas le moindre rocher pour y accrocher une idée ou ne serait-ce qu'une phrase. A la limite de la conscience, des images floues et sans logiques émergent et se dissolvent comme des brumes de chaleur, évanescentes. Et puis, une voile blanche sur la mer. Un triangle net, comme un accroc dans l'azur. D'ici, on ne voit pas la coque et on distingue à peine le mât, l'impression d'une fenêtre s'accentue. Maintenant je suis de l'autre côté. Je vois au loin une plage de sable blond au pied d'une falaise abrupte menaçante et, sur cette plage, encore ensoleillée, une petite silhouette s'est redressée et a porté sa main en visière et m'observe. Je me demande si je peux retourner sur la plage car j'y étais, non ? Il me semble sentir encore la caresse du soleil et les effluves marins, entendre encore le crissement des grains de sable et de quelques coquillages sous mes pieds. Je me retourne et constate que je suis sur un petit voilier au milieu de la mer et à l'horizon, à nouveau, un triangle blanc se détache. Je plisse les yeux pour essayer de mieux distinguer ce triangle. Je jette un coup d'œil derrière mon épaule et je vois toujours la plage au loin alors que de l'autre côté, à travers le triangle, je devine un port de pêche bruyant et animé ! A nouveau, par je ne sais quel moyen mystérieux, je me retrouve de l'autre côté du deuxième triangle, au milieu d'une foule de pêcheurs et de touristes joyeux qui échangent des propos enjoués sur la météo et les poissons proposés. Je m'éloigne, perplexe, La rue qui s'éloigne du port monte en pente douce et quand je suis parvenue au-dessus du toit des maisons, je regarde avec un zeste d'inquiétude vers la mer, l'horizon et de possibles triangles blancs. Mais je ne vois que les derniers chalutiers qui rentrent au port et quelques voiliers de plaisance avec, certes, des voiles plus ou moins triangulaires et des spis colorés mais plus du tout ces impressions de fenêtres ! Déjà les images et les sensations liées à la plage dorée et le passage rapide sur un bateau en pleine mer s'estompent… Serait-ce un début d'insolation ?

    1. Atelier
  9. Mon premier livre

    10 mars 20253 minutes

    Je ne trouvais   pas ça juste ! Les autres, les adultes, savaient ce qui était écrit sur les enseignes et les panneaux et pas moi ! Je le ressentais comme une exclusion. Aussi quand mon arrière grand-mère proposa de m'apprendre à lire, je fus enthousiaste. Tous les soirs, en rentrant de l'école, après mon goûter, j'installais les deux chaises côte à côte, j'ouvrais le livre à la bonne page et j'attendais, impatiente, de savoir quel trésor je découvrirais aujourd'hui. Le "p" : la pipe de papa, pa, pe, pi, po,pu et peu à peu je sus lire ! Et je ne m'arrêtais plus : les réclames, les affiches, les tickets de caisse, les nombreuses publicités glissées dans les boites aux lettres... Quelle difficulté j'ai eu à déchiffrer puis à comprendre l'enseigne "Coop". Le concept de magasin coopératif était un peu compliqué.  Et la surprise de découvrir dans les tunnels du métro la litanie "Dubo", "Dubon", "Dubonnet" ! A l'époque il m'était plus facile de lire à voix haute au grand amusement des autres passagers. Pour les livres, j'ai lu tout ceux que l'on me prêtait. Chez ma grand-mère je dévorais les aventures des petites filles modèles Camille et Madeleine et les malheurs de Sophie et tout ce petit monde où les bons et les méchants sont si facilement identifiables et où la morale est claire ! Comme je lisais vraiment beaucoup, je me mis à fréquenter la bibliothèque municipale et devint adepte des collections de la bibliothèque rose et  rouge et or. Tous ces livres m'étaient prêtés et une fois lus, je les restituais.  C'est donc assez tard que je reçus mon premier livre. Par une jeudi pluvieux où la bibliothèque était fermée pour cause d'inventaire, maman m'offrit un de ses livres d'enfant. Le livre était imprimé dans une édition vieillotte, brochée de la collection Marjolaine. Une farandole d'enfants habillés comme dans les années trente, est dessinée sur la première et quatrième page de couverture. "On demande une maman" de Colin Shepherd. Le papier n'est pas tout à fait blanc et la page 24 était déchirée. Il manquait plusieurs mots. Cela n'empêchait pas de comprendre l'histoire mais on ne pouvait pas savoir si l'on avait deviné les mots exacts. Je l'ai lu et relu; J'ai eu peur à chaque fois que la petite Sylvia allait chercher du lait à la cave et casser un bocal de tomates, je me suis indignée à chaque fois que son origine italienne décourageait ce couple bien pensant de l'adopter. J'ai été ému aux larmes à chaque fois que sa future maman découvre le misérable cadeau de la fillette : des noyaux de pruneaux soigneusement sucés et délicatement disposés en spirale ! Plus tard je l'ai lu à mes enfants et, si le contexte avait vieilli, l'émotion restait intacte. J'attends avec impatience de le faire découvrir à mes petits-enfants !

    1. Atelier
  10. Vocation

    15 février 20252 minutes

    Chez nous, on ne lisait pas de journaux, perte de temps, perte d'argent ! La radio le matin, ça suffit bien. Nous habitions à la lisière du bourg et nous nous considérions comme des villageois, instruits. Mon père était maçon, il travaillait avec deux apprentis et avait la fierté du travail bien fait. Ma mère tenait la maison et la comptabilité et n'avait pas une minute, ni pour elle, ni pour moi. Mes camarades de classes étaient comme moi, fils de paysans ou d'artisans, tous aidaient  le soir après l'école, aucun de nous ne lisait beaucoup ! Quand la grande usine de yaourts s'est installée, beaucoup de choses ont changé. De nouvelles familles sont venues et un café "rouge" a ouvert ses portes, il vendait "l'humanité" et était très fréquenté par une partie des ouvriers. En réaction, le café historique, qui vendait aussi de l'épicerie, de la mercerie, de l'essence et un peu de tout en fait, a ajouté un rayon presse. Comme sa clientèle était plutôt les "vrais" villageois et les cadres de l'entreprise laitière, il proposait "le Monde" tout gris et surtout l'hebdomadaire "Détective" aux unes illustrées et racoleuses. Toutes les semaines, je quittais la maison plus tôt et modifiais mon itinéraire pour passer devant ce fameux café avant de rejoindre l'école où mes camarades attendaient avec impatience que je leur révèle les titres : crimes crapuleux ou drames passionnels,  cambriolages épiques ou corses-poursuites périlleuses ! Parfois, je réussissais à récupérer un invendu et je le lisais, le relisais. J'imaginais la résolution des affaires, je me projetais dans les milieux décrits avec exagération, tantôt celui des bas fonds, tantôt celui des célébrités et je progressais nettement en français ! Même si ces publications n'ont toujours pas bonne presse , je leur suis reconnaissant d'avoir nourri mon imaginaire et d'être à l'origine de ma vocation d'écrivain désormais consacré par le prix Goncourt de cette année.

    1. Atelier