1. La vie d'un œuf

    12 avril 20253 minutes

    Me voici, bien au chaud sous un amas de plumes, de temps en temps un courant d'air rapide me fait osciller et prendre conscience que je ne suis pas seul. Il me semble que nous sommes trois, posés sur des brindilles rêches. Même quand le duvet tiède ne me recouvre pas, la température reste élevée et l'air est sec. Je sens que je me modifie lentement. Parfois j'entends des bruissements d'ailes et des "tap tap" que j'identifie comme des pas effectués par de grands pieds plats. Par deux fois, alors que je sentais l'air du désert autour de moi, j'ai entendu des pas furtifs et senti une odeur sauvage, dangereuse. A chaque fois une cavalcade de ces fameux pieds plats et des cris agressifs mettaient l'animal inquiétant en fuite. Et puis un jour tout a changé. J'étais blotti sous les plumes quand un bruit de tonnerre a retenti... à plusieurs reprises. Des fuites de pieds plats accompagnés de cris éperdus, un silence et les premiers mots entendus : - Dépêchons-nous avant l'arrivée des gardes-chasse, aide moi à la porter dans la remorque, vite. - Oh regarde trois œufs ! Je les prends aussi. Et les plumes encore chaudes disparaissent, des mains brutales me saisissent et me transportèrent jusqu'à un plaid peu confortable. Je me mis à bouger et tressauter à chaque cahot, assourdi par un moteur bruyant.  A l'arrêt une cacophonie de cris joyeux éclata. Je ne reconnaissais aucun des sons environnants. J'attendis, longtemps. A la nuit tombante, je m'étais beaucoup refroidi quand je fus saisi par des mains impatientes. Je changeai de mains à plusieurs reprises sous des échanges houleux et vindicatifs. De ce que je compris, chacun voulait un œuf et il n'y en avait que trois ! Le ton montait quand je reconnus le bruit horrible d'une coquille qui se brise. Aussitôt un grand silence se fit. Nous n'étions plus que deux ! Plus rapide que les autres, celui qui me tenait, s'enfuit. Il sortit du village pour rejoindre une hutte à l'écart et m'y cacha dans un pot de terre. Le lendemain, le calme étant revenu, mon propriétaire me perça délicatement de part et d'autre. Ce fut quand même très douloureux ! Il évacua mon contenu en soufflant, ce que je vécu comme un arrachement. Ensuite, sur plusieurs jours, il me peignit. Il prenait son temps, le pinceau me chatouillait agréablement. De temps en temps il me tournait sur un support pour pouvoir peindre sur toute la surface. Après un temps de séchage et une vérification accompagnée de petites retouches, il me vernit. Moins agréable que la peinture, en particulier à cause de l'odeur, cette étape me rendit brillant et plus solide ! Je fus à nouveau transporté dans un véhicule bruyant mais bien à l'abri dans un nid d'herbes sèches. Quels bruits assourdissants et effrayants une fois arrivé au marché où chacun vantait sa marchandise à grands cris y compris mon propre vendeur ! En milieu de matinée, je fus l'enjeu d'un marchandage serré et pourtant joyeux. Une fois les deux parties d'accord, je fus à nouveau transporté. Un long voyage cette fois-ci, camion, mis en caisse rembourrée et scellée. Je pris même l'avion et à nouveau un camion. Je fus déballé dans un endroit calme et frais et placé dans une vitrine. C'est ainsi que vous pouvez m'admirer derrière l'étiquette : Œuf d'autruche peint du Kalahari.  

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  2. Mes souvenirs de Guignol

    31 mars 20252 minutes

    J'ai horreur du bruit, en particulier des foules de fans qui hurlent un prénom, à la frontière de l'hystérie ! Et cette répulsion n'est pas neuve. Je devais avoir quatre ou cinq ans quand je me suis retrouvée, assise sur un banc, dans un espace petit et clos, face à un théâtre de marionnettes où un Guignol grotesque ignorait, tout d'abord, les cris enfantins puis demandait leur répétition en jouant celui qui ne comprend pas. Il se retournait à contretemps et mettait, du coup, en doute la parole des jeunes spectateurs qui ne s'en époumonaient que plus fort ! Sûrement par mimétisme et prise dans l'ambiance, je devais unir ma voix à la cacophonie ambiante mais réellement je n'en gardais pas un bon souvenir ! Plus tard, j'évitais soigneusement ces lieux de perdition mais même à l'extérieur, dans le jardin du Luxembourg notamment,  la frénésie sonore m'effrayait. Et pourtant, j'ai eu l'occasion d'assister à un délicieux spectacle de marionnettes à fils, d'une grande poésie et d'un calme réconfortant. Il s'agissait d'une adaptation du voyage en quatre-vingt jours et les costumes exotiques des différentes contrées traversées étaient d'une grande beauté. Par ailleurs, pendant mes études à Lyon, patrie de Guignol, je suis allée voir, dans un petit théâtre au milieu des traboules,  une séance, destinée aux adultes, de ce héros mythique. Ici, pas de cris et une intrigue plus fine, politique en fait. Les railleries, pour initiés, visaient les élus et les notables lyonnais, un peu façon cabaret. Plus tard je suis devenue parent, mais je n'ai jamais amené mes enfants voir Guignol. Je ne m'en sentais pas le courage. Ils ont eu quelques occasions, avec une tante, lors d'une sortie avec le centre aéré. Ils sont revenus, à chaque fois, enchantés et semblaient convaincus qu'ils avaient effectivement aider Guignol à échapper au gendarme et à rosser Gnafron. Je n'ai pas démenti. Aujourd'hui, je suis grand-mère et, ne voilà-t-il pas que ma fille, suite à un empêchement de dernière minute,  me demande d'accompagner la sienne à un théâtre de marionnettes ! J'y suis allée. Guignol était remplacé par un ours en peluche qui avait volé du miel et était poursuivi par un apiculteur. Les enfants hurlaient pour indique à l'ours l'arrivée de l'ennemi, l'ours n'entendait pas, se retournait à contretemps...Universalité et intemporalité. Joie de ma petite-fille et sourire crispé de ma part… Tant pis pour mes autres petits-enfants, je n'y retournerai pas.

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  3. Un évènement inattendu en bord de mer

    22 mars 20255 minutes

    Mes amis avaient compris mon besoin de solitude et avaient gentiment mis à ma disposition leur appartement à Dahouët. Le voyage avait été long mais sans fatigue : autoroute jusqu'à Rennes puis voie rapide quasiment jusqu'au bout. Je n'avais commencé à me détendre qu'en empruntant les routes secondaires et j'avais ressenti, comme à chaque fois, une bouffée de joie en apercevant la mer ! Et pourtant elle était grise presque argentée, reflétant les nuées qui défilaient. On n'aurait pas cru que c'était l'été. Je me garais sur le port où quelques bateaux semblaient abandonnés. A marée basse, la plupart étaient en mer. Je montais rapidement mon sac à l'étage et le temps de faire un lit et de ranger mes affaires, j'aérais le petit appartement qui sentait le renfermé. Tout de suite l'air marin emplit l'espace. Quand je redescendis, le temps avait déjà changé. Un ciel bleu brillait dans les flaques résiduelles et les derniers nuages filaient vers Paris. Je partis à la découverte de ce village que je ne connaissais pas bien que je sois venue plusieurs fois. D'habitude, mes amis m'attendaient puis m'emmenaient en balades et finalement je n'avais jamais exploré les quelques rues qui se regroupaient à l'église. Je dépassés tout d'abord des commerces fermés : quelques boutiques de souvenirs ou de tee-shirt, plus loin une crêperie et un restaurant de fruits de mer fermés eux aussi. En s'éloignant du port, les rues devenaient étroites et tortueuses, elles étaient bordées de vieilles maisons basses et grises aux volets bleu et aux jardinières fleuries. Je dépassais la mairie-école silencieuse, les enfants devaient être en classe. Je découvris, au tournant suivant la place de l'église plantée de platanes bien verts, l'église en pierres sombres étaient précédée d'un calvaire très ruiné. Une épicerie -boulangerie était grande ouverte et quelques femmes discutaient devant la porte. A l'autre bout de la place, on devinait un café, lui aussi ouvert et, du moins je le supposais, plutôt réservé aux hommes. J'entrais dans le magasin en saluant les femmes qui me sourire en retour mais sans interrompre leur conversation. Il s'agissait d'une affaire d'importance : la fête du jumelage ! Les irlandais étaient attendus de pied ferme. Je compris que les festivités commenceraient le soir même par une grande soirée à la salle des fêtes avec repas, danses bretonnes et irlandaises, chants en gaëliques préparés par les enfants. Le lendemain un défilé de chars était prévu et les forains seraient arrivés. A la caisse, tout en calculant combien je lui devais, la commerçante m'invita à la soirée : entrée quinze euros. J'hésitais un peu, j'étais venue pour être au calme mais le groupe de femmes insista : qui vantant son far aux pruneaux inégalable, qui mettant en avant la variété et l'authenticité des danses qui seraient présentées. "Rien à voir avec les gavottes pour touristes" m'assurait-on. Le soir venu, je me dirigeais donc vers la salle des fêtes, construite à l'écart du village mais accessible à pied. Deux cars décorés de trèfles occupaient la moitié du parking. Une musique celtique d'échappait à chaque ouverture de la porte. C'est un irlandais avec un fort accent qui vérifia mon billet et un charmant leprechaun d'une huitaine d'années me conduisit à une table où, visiblement, les autres convives, moitié irlandais, moitié locaux, avaient déjà commencer à fêter leurs retrouvailles. Un verre de cidre me fut tendu et un "slainte" jovial adressé. Arrivée délibérément en retard, je constatais que j'avais bien calculé : les inévitables discours étaient effectivement déjà prononcés. Alors que des bénévoles, tous habillés de vert, distribuaient des galettes à la coquilles Saint Jacques, les enfants envahissaient la scène. Tous en habits traditionnels aux broderies dorées et, pour les filles : des coiffes en dentelles, pour les garçons : le fameux chapeau rond. Avec l'accompagnement d'un biniou et d'une cornemuse, ils entonnèrent des chants populaires, bretons, dont l'assemblée reprenait les refrains. Mon voisin s'aperçut que je ne chantais pas et me tendit son téléphone où les paroles étaient affichées. Je souris et fis de mon mieux. Ensuite, les enfants irlandais montèrent sur scène à leur tour, eux étaient accompagnés d'un violon et d'une flûte aigüe et danser à toute vitesse. Le brouhaha sonore atteignait un niveau élevé surtout avec l'acoustique habituel des salles de fêtes ! On nous avait servi d'autres galettes et une part de far breton aussi excellent que l'avait annoncé la femme de l'épicerie. Un animateur nous avait incité à sortir de table pour aller chercher nous-mêmes un café ou autre boisson chaude et pendant ce temps, avec une grande efficacité, les tables et les chaise avaient été déplacées pour dégager un bel espace central. Un orchestre, formé de musiciens amateurs tant bretons qu'irlandais s'était mis en place et accordait ses instruments. J'étais allée faire la queue aux toilettes et quand je revins, l'atmosphère avait radicalement changé. Les musiciens se regardaient sans savoir que faire, quelques organisateurs allaient de groupe en groupe répandant le silence sur leur passage. Un mouvement relativement calme s'organisa vers les sorties de secours. Le maire, facilement reconnaissable à son écharpe tricolore restait, stoïque et inquiet. En me retournant, je vis les gestes frénétiques des derniers invités m'invitant à les rejoindre. Je réalisais que nous n'étions plus qu'une quinzaine dans la salle. Au premier pas que je fis dans leur direction, un bruit terrible m'arrêta net, pétrifié de surprise. Un groupe armé, cagoulé, casques en plexiglass sur la tête et bouclier anti-émeute à la main envahissaient la piste de danse. Il en venait de partout : l'entrée, les issues de secours, les toilettes, les coulisses. Derrière la première ligne, des snipers visaient chacun  des individus encore présents. Une sinistre pastille rouge dansait sur mon torse. Un homme se mit à crier des ordres mais la panique m'empêchait d'en comprendre le sens. Ce qui était impressionnant c'était le silence et l'immobilisme de tout un chacun. Comme les autres, je n'osais pas bouger ne serait-ce que pour lever les bras. Un militaire m'attrapa et me tira à l'extérieur, apparemment le traitement était le même pour tout le monde. La fraicheur de la nuit dissipa en partie ma stupeur et je me mis à trembler violemment. J'entendais bien qu'on me demandait de décliner mon identité mais je ne réussissais pas à prononcer le moindre mot. Des équipes habillés de blanc désossaient littéralement les cars, d'autres entraient et sortaient de la salle. Des maîtres chiens quadrillaient le terrain avec  leur bête. Les policiers en tenue, triaient les civils, je me demandais où j'avais bien pu tomber et comment j'allais pouvoir expliquer ma présence.

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  4. Une voile blanche sur la mer

    17 mars 20252 minutes

    L'horizon, ligne bleue infinie, frontière entre le ciel, porteur d'imagination et de rêves inaboutis qui s'effilochent en nuages vaporeux, et la mer, surface plane et lisse qui cache des profondeurs obscures et cauchemardesques. Sous la chaleur d'un mois d'août de vacance et sur un sable doré de promesses , je laisse mon esprit et mon regard dériver. A marée haute, pas le moindre rocher pour y accrocher une idée ou ne serait-ce qu'une phrase. A la limite de la conscience, des images floues et sans logiques émergent et se dissolvent comme des brumes de chaleur, évanescentes. Et puis, une voile blanche sur la mer. Un triangle net, comme un accroc dans l'azur. D'ici, on ne voit pas la coque et on distingue à peine le mât, l'impression d'une fenêtre s'accentue. Maintenant je suis de l'autre côté. Je vois au loin une plage de sable blond au pied d'une falaise abrupte menaçante et, sur cette plage, encore ensoleillée, une petite silhouette s'est redressée et a porté sa main en visière et m'observe. Je me demande si je peux retourner sur la plage car j'y étais, non ? Il me semble sentir encore la caresse du soleil et les effluves marins, entendre encore le crissement des grains de sable et de quelques coquillages sous mes pieds. Je me retourne et constate que je suis sur un petit voilier au milieu de la mer et à l'horizon, à nouveau, un triangle blanc se détache. Je plisse les yeux pour essayer de mieux distinguer ce triangle. Je jette un coup d'œil derrière mon épaule et je vois toujours la plage au loin alors que de l'autre côté, à travers le triangle, je devine un port de pêche bruyant et animé ! A nouveau, par je ne sais quel moyen mystérieux, je me retrouve de l'autre côté du deuxième triangle, au milieu d'une foule de pêcheurs et de touristes joyeux qui échangent des propos enjoués sur la météo et les poissons proposés. Je m'éloigne, perplexe, La rue qui s'éloigne du port monte en pente douce et quand je suis parvenue au-dessus du toit des maisons, je regarde avec un zeste d'inquiétude vers la mer, l'horizon et de possibles triangles blancs. Mais je ne vois que les derniers chalutiers qui rentrent au port et quelques voiliers de plaisance avec, certes, des voiles plus ou moins triangulaires et des spis colorés mais plus du tout ces impressions de fenêtres ! Déjà les images et les sensations liées à la plage dorée et le passage rapide sur un bateau en pleine mer s'estompent… Serait-ce un début d'insolation ?

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  5. Mon premier livre

    10 mars 20253 minutes

    Je ne trouvais   pas ça juste ! Les autres, les adultes, savaient ce qui était écrit sur les enseignes et les panneaux et pas moi ! Je le ressentais comme une exclusion. Aussi quand mon arrière grand-mère proposa de m'apprendre à lire, je fus enthousiaste. Tous les soirs, en rentrant de l'école, après mon goûter, j'installais les deux chaises côte à côte, j'ouvrais le livre à la bonne page et j'attendais, impatiente, de savoir quel trésor je découvrirais aujourd'hui. Le "p" : la pipe de papa, pa, pe, pi, po,pu et peu à peu je sus lire ! Et je ne m'arrêtais plus : les réclames, les affiches, les tickets de caisse, les nombreuses publicités glissées dans les boites aux lettres... Quelle difficulté j'ai eu à déchiffrer puis à comprendre l'enseigne "Coop". Le concept de magasin coopératif était un peu compliqué.  Et la surprise de découvrir dans les tunnels du métro la litanie "Dubo", "Dubon", "Dubonnet" ! A l'époque il m'était plus facile de lire à voix haute au grand amusement des autres passagers. Pour les livres, j'ai lu tout ceux que l'on me prêtait. Chez ma grand-mère je dévorais les aventures des petites filles modèles Camille et Madeleine et les malheurs de Sophie et tout ce petit monde où les bons et les méchants sont si facilement identifiables et où la morale est claire ! Comme je lisais vraiment beaucoup, je me mis à fréquenter la bibliothèque municipale et devint adepte des collections de la bibliothèque rose et  rouge et or. Tous ces livres m'étaient prêtés et une fois lus, je les restituais.  C'est donc assez tard que je reçus mon premier livre. Par une jeudi pluvieux où la bibliothèque était fermée pour cause d'inventaire, maman m'offrit un de ses livres d'enfant. Le livre était imprimé dans une édition vieillotte, brochée de la collection Marjolaine. Une farandole d'enfants habillés comme dans les années trente, est dessinée sur la première et quatrième page de couverture. "On demande une maman" de Colin Shepherd. Le papier n'est pas tout à fait blanc et la page 24 était déchirée. Il manquait plusieurs mots. Cela n'empêchait pas de comprendre l'histoire mais on ne pouvait pas savoir si l'on avait deviné les mots exacts. Je l'ai lu et relu; J'ai eu peur à chaque fois que la petite Sylvia allait chercher du lait à la cave et casser un bocal de tomates, je me suis indignée à chaque fois que son origine italienne décourageait ce couple bien pensant de l'adopter. J'ai été ému aux larmes à chaque fois que sa future maman découvre le misérable cadeau de la fillette : des noyaux de pruneaux soigneusement sucés et délicatement disposés en spirale ! Plus tard je l'ai lu à mes enfants et, si le contexte avait vieilli, l'émotion restait intacte. J'attends avec impatience de le faire découvrir à mes petits-enfants !

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  6. Vocation

    15 février 20252 minutes

    Chez nous, on ne lisait pas de journaux, perte de temps, perte d'argent ! La radio le matin, ça suffit bien. Nous habitions à la lisière du bourg et nous nous considérions comme des villageois, instruits. Mon père était maçon, il travaillait avec deux apprentis et avait la fierté du travail bien fait. Ma mère tenait la maison et la comptabilité et n'avait pas une minute, ni pour elle, ni pour moi. Mes camarades de classes étaient comme moi, fils de paysans ou d'artisans, tous aidaient  le soir après l'école, aucun de nous ne lisait beaucoup ! Quand la grande usine de yaourts s'est installée, beaucoup de choses ont changé. De nouvelles familles sont venues et un café "rouge" a ouvert ses portes, il vendait "l'humanité" et était très fréquenté par une partie des ouvriers. En réaction, le café historique, qui vendait aussi de l'épicerie, de la mercerie, de l'essence et un peu de tout en fait, a ajouté un rayon presse. Comme sa clientèle était plutôt les "vrais" villageois et les cadres de l'entreprise laitière, il proposait "le Monde" tout gris et surtout l'hebdomadaire "Détective" aux unes illustrées et racoleuses. Toutes les semaines, je quittais la maison plus tôt et modifiais mon itinéraire pour passer devant ce fameux café avant de rejoindre l'école où mes camarades attendaient avec impatience que je leur révèle les titres : crimes crapuleux ou drames passionnels,  cambriolages épiques ou corses-poursuites périlleuses ! Parfois, je réussissais à récupérer un invendu et je le lisais, le relisais. J'imaginais la résolution des affaires, je me projetais dans les milieux décrits avec exagération, tantôt celui des bas fonds, tantôt celui des célébrités et je progressais nettement en français ! Même si ces publications n'ont toujours pas bonne presse , je leur suis reconnaissant d'avoir nourri mon imaginaire et d'être à l'origine de ma vocation d'écrivain désormais consacré par le prix Goncourt de cette année.

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  7. La lecture rend libre

    03 février 20254 minutes

    A chaque été, mes parents choisissaient une nouvelle région pour quinze jours de location, limités aux choix proposé par le Comité d'entreprise et  par leurs moyens financiers. Le Jura, la Corse, l'Aveyron, le Gers, la Bretagne... Chaque départ était une aventure, préparée avec soin, ordre et méthode ! Les bagages se constituaient plusieurs jours à l'avance à grand renfort de listes et de lessives. Et puis : le chargement, la veille, épique ! Nous, les enfants, nous nous faisions discrets : l'énervement allait croissant : Arroser les plantes, les déplacer pour qu'elles aient quand même de la lumière malgré les volets fermés, vider le frigidaire des victuailles périssables, vider les poubelles, et, dernière étape, le départ ! A l'aube, frissonnants au saut du lit, nous nous blottissions les uns contre les autres à l'arrière de la voiture. Les bouchons à la sortie de Paris, le pique-nique sur un bord de route poussiéreux et pour finir les difficultés à trouver ladite location étaient aussi des incontournables ! A l'arrivée, partage des taches : les uns allaient en courses, les autres faisaient les lits et défaisaient les bagages sans oublier le sacro-saint inventaire . Nous n'étions réellement en vacances que le lendemain ! Nous allions au marché et explorions les alentours avec un programme de visites pédagogiques assez chargé. L'année du Gers fut pluvieuse : ballades écourtées et piscines supprimées. De plus peu de châteaux, églises ou musées dans ce milieu rural à l'extrême ! Heureusement, une femme excentrique avait mis en place une sorte de bibliothèque de vacances (assez proche du concept actuel des boites à livres), une grande pièce, de sa propre maison, était accessible aléatoirement : tapis, coussins au sol,  étagères et caisses colorées sur les murs. Le rangement était approximatif et fluctuant au gré des emprunts et des retours. Une véritable caverne d'Ali Baba où les policiers voisinaient des albums pour la jeunesse et des guides touristiques avec des classiques. Cette bibliothécaire hors norme était habillée comme une bohémienne avec de longs cheveux noirs détachés. Les commerçants en parlaient avec condescendance et une certaine méfiance : - Elle ne sait pas quoi faire de ses journées, c'est pour s'occuper cette lubie ! - Ah non, il n'y a pas d'horaire ! Ce n'est pas une femme à horaire, on ne sait jamais où elle est ! Je ne comprenais pas bien pourquoi ils auraient dû savoir où elle était. En ville, on ne sait pas ce que font les voisins et il me semblaient que c'était très bien ainsi. Mais mes parents et ma grand-mère, élevés dans des villages,  donnaient raisons aux habitants et trouvaient l'attitude de cette femme asociale. Comme il pleuvait vraiment souvent, j'étais devenue une habituée de ce merveilleux capharnaüm, à humer les livres, les feuilleter et les reposer jusqu'à ce que j'ai constitué une petite pile que j'emportais comme un trésor. Je finis par lui demander pourquoi elle avait choisi un endroit aussi reculé et, à mes yeux,  aussi surveillé. Elle rit, comme elle le faisait souvent, avec une joie communicative. Elle ne vivait pas ici. C'était juste un pied à terre où elle entassait les livres et les coussins. Elle avait vécu en Afrique du Sud dans une plantation et en Tanzanie avec un aventurier qui organisait des safaris et était mort piétiné par des buffles. Elle avait tenté la culture du riz en Indochine et l'élevage des chiens de traineau en Alaska ! Je n'osais pas la croire d'autant plus qu'elle m'avait successivement conseillé "une ferme africaine" de Karen Blixen, "l'Amant" de Marguerite Duras et "l'appel de la forêt" de Jack London ! La pluie s'arrêta et nous reprîmes nos visites éducatives. Le dernier jour, j'allais rendre les livres empruntés mais je trouvais porte close. Un énorme panier fermé surmonté d'une pancarte "Déposer les livres ici" avait été déposé sur le seuil. Je l'ouvris et y découvris un ouvrage emballé à mon nom. J'échangeais donc dernières lectures contre ce cadeau inattendu. Elle avait écrit au dos de la carte portant mon nom : "je suis partie vagabonder aux Etats Unis. Ce livre là, je te le donne et n'oublie jamais : la lecture rend libre". Mes parents s'impatientaient dans la voiture, je pris donc le livre, la carte et le papier d'emballage et m'installais à l'arrière. - Qu'est-ce que c'est ?  Demanda ma mère. - "Sur la route" de Jack Kerouac.

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    2. Littérature
  8. Ligne V : Bièvres - Versailles chantier

    25 janvier 20255 minutes

    Bièvres - Vauboyen Le train s'immobilise à Bièvres. Cette petite gare en brique et meulière est le modèle standard utilisé pour les stations intermédiaires, de la ligne de grande ceinture mise en place à la fin du dix-neuvième siècle ! Elle semble sortie d'un autre âge, surtout par rapport à celle de Massy-Palaiseau avec ses multiples aiguillages, sa passerelle de verre et la monstrueuse gare TGV juste à côté. Ici, on se croirait à la campagne avec les grandes horloges rondes et la façade dotée d'une marquise au toit recouvert de zinc ! Hélas cette jolie petite gare est fermée, abandonnée pensai-je. Quand le train redémarre, personne n'est ni monté, ni descendu. Nous ne sommes que trois dans le wagon, un ado dégingandé et sa trottinette électrique et un homme engoncé dans son manteau plongé dans son mobile. Nous sommes déjà à l'arrêt suivant, en rase campagne celui-là : juste à côté de deux terrains de tennis déserts et d'un parking où quelques voitures sont garées. Pas de gare et des quais très courts. Vauboyen - Jouy-en-Josas A chaque arrêt je quitte mon mobile des yeux pour vérifier qui monte et qui descend, je suis d'un naturel inquiet. Une jeune femme est montée in extremis dans notre wagon et a choisi soigneusement sa place près d'une fenêtre côté champ et s'est emparé d'un grand carnet et d'un crayon. Depuis ma place, on dirait que le dessin est flou, même si on reconnait la silhouette de la maison dite de Victor Hugo, rose à flanc de colline. En provenance du wagon voisin un trio de jeunes bruyants entre. Deux jeunes filles entourent un grand noir exubérant. Ils s'installent sans gène sur le carré de sièges de la dessinatrice. Concentrée, elle ne s'est aperçu de rien jusqu'à ce que le noir l'apostrophe d'une voix forte mais amicale : - Hé qu'est-ce que tu dessines ? Ca ressemble à rien ! Alors que la jeune femme lève des yeux étonnés, je prends une photo avec mon mobile : on ne sait jamais. L'une des deux jeunes filles intervient. - Si, ça ressemble à une maison, sous la pluie peut-être ? La dessinatrice semble enchantée de leur attention et tourne le carnet vers eux. -  Ce n'est pas de la pluie, explique-t-elle, c'est pour donner une impression de mouvement. Son vis à vis éclate d'un grand rire communicatif, les deux autres passagers lèvent la tête le sourire aux lèvres. - Un mouvement comme ça, c'est au moins un TGV supersonique ! Je peux ? Ajoute-t-il en tendant la main vers le carnet. La femme le lui tend avec le crayon, elle n'est vraiment pas méfiante ! En quelques traits rapide, il croque le wagon et ses passagers, signe et lui rend avec un nouvel éclat de rire. - T'as vu, j'ai signé. C'est pour quand je serai célèbre ! Jouy-en_Josas - Petit Jouy les loges - Versailles chantier Le trio est descendu, en faisant de grands signes à la dessinatrice qui leur sourit puis commence un nouveau dessin. L'homme au mobile qui s'était redressé, inquiet et qui avait même pris une photo, retourne à son mobile. Un homme mal vêtu, mal rasé et chargé de sacs plastiques volumineux reste sur la plate-forme, sort un harmonica et entonne une mélodie en sourdine. Une dame un peu âgée vient s'asseoir à côté de moi. J'aurais préféré qu'elle aille voir ailleurs, la femme qui dessine ou l'homme rivé à son téléphone ou même l'ado qui dort accroché à sa trottinette. Mais non, non seulement elle s'assoit mais elle m'adresse la parole : - Bonjour, vous avez vu ces jeunes ? Ils me rappellent ma jeunesse. Mon grand amour aussi était noir, vous savez, il venait du Burkina Faso. Oui, j'ai vu ces jeunes, ils ont fait assez de bruit ! Non je ne savais pas pour votre amour et, en même temps, je m'en fous ! Mais je suis polie, donc je lui souris et je réponds : - Ah bon ? C'est pour cela que vous aviez l'air émue. Vous êtes restés en contact ? Je la relance, ainsi je n'aurais rien à révéler et elle est si contente que je devine une solitude lancinante. - Oui, nous nous écrivons régulièrement, après ses études à HEC, il est devenu ministre, vous savez ! Mais en Afrique, ce n'est pas comme chez nous, vous savez. Au premier coup d'état, il a du fuir avec femmes et enfants ! J'ai bien noté le pluriel à femmes mais je ne relève et demande juste ce qu'il est devenu. En arrière plan, l'harmonica enchaine les airs de chansons connues. - Maintenant il habite Genève et travaille pour l'UNICEF. Comme elle a remarqué que j'écoutais la musique, elle enchaîne. - Ce n'est pas un clochard, vous savez. Juste il traverse une mauvaise passe, sa femme l'a quitté. Il s'est enfin décidé à aller habiter avec son frère à Versailles. Cela fait plusieurs jours qu'il déménage petit à petit. Du coup on a fait connaissance. Oui, je me doute bien qu'elle n'a pas hésité à lui adresser la parole à lui aussi ! Elle est tellement bavarde  que nous sommes arrivées à Versailles sans que j'ai remarqué l'arrêt à Petit Jouy. C'est le terminus, à ma grande surprise l'adolescent propose au musicien de l'aide pour descendre les sacs, l'homme au mobile a filé et la dessinatrice nous sourit avant de partir elle aussi. J'aide ma toute nouvelle compagne à descendre : à Versailles la marche est haute ! 6 mois plus tard, à Versailles Ces conférences sont décidément passionnantes, même si l'université ouverte est plutôt vétuste ! En remontant la rue de Paris, je jetais, comme toujours, un œil dégouté à la devanture du dératiseur qui mettait en vitrine les dépouilles empaillées des rats et autres nuisibles puis je m'arrêtais, comme toujours, à la boulangerie où j'achetais un pain spécial, maïs-curcuma aujourd'hui. Je ne me pressais pas, le train restait à quai puisqu'il attendait à son terminus l'heure de repartir dans l'autre sens. En m'installant dans le wagon, je reconnus avec plaisir Anna, la dessinatrice. Elle allait régulièrement à Versailles chercher l'inspiration et me fis signe. Je m'assis à côté d'elle et admirais ses croquis de salades et autres légumes. Visiblement, elle était allée au potager du roi cette fois-ci. J'admirais une fleur de courgette que je trouvais particulièrement réussie quand, juste avant la fermeture des portes, André, notre musicien, entra son harmonica à la main. Il avait repris un emploi de vendeur et était retourné vivre à Jouy. Désormais il était bien habillé et se tenait droit ! Toute essoufflée, Claire, notre bavarde invétérée, arriva : - J'ai failli rater le train, vous savez.

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  9. Voyage dans les nuages

    20 janvier 20253 minutes

    Les enfants nous avaient offerts un baptême en montgolfière pour notre anniversaire de mariage, mais nous n'avions jamais le temps et la date de péremption approchait. Finalement nous avons réservé un peu au hasard, sans trop nous renseigner. Les vols de montgolfières s'effectuent tôt le matin ou tard le soir pour bénéficier des courants engendrés par la différence de température entre le sol et l'air en altitude. Nous nous sommes donc levés à l'aube et après avoir avalé rapidement un café nous nous sommes rendus à l'aire de décollage dans un brouillard à couper au couteau. L'aérostier, très jeune, nous attendait. Il avait déjà commencé à gonfler le ballon qui, encore allongé au sol, s'arrondissait gentiment. Il nous salua, nous dit de l'appeler Patrick puis nous demanda de nous installer. La nacelle était plus haute que ce à quoi je m'attendais ! Pour grimper dedans, nous avons dû utiliser un marchepied et pour redescendre à l'intérieur, il a fallu sauter. Pendant nos acrobaties, le ballon s'élevait : de plus en plus vertical, de plus en plus rebondi. Nous étions quatre passagers, deux couples. L'autre couple se disputait. La femme semblait effrayée et répétait en boucle : "Quelle idée idiote, mais quelle idée idiote !". L'homme lui tournait le dos et mitraillait à tout va : le brûleur, le ballon, la nacelle... Finalement la femme atterrit lourdement sur son compagnon qui hurla aussitôt : " Mon appareil, mon appareil !".  Tandis que j'aidais la jeune femme à se relever, elle s'était écorchée sur la nacelle et saignait, l'aérostier sauta du ballon et courut récupérer l'appareil. Hélas, lorsqu'il se retourna pour nous rejoindre, nous étions déjà à plus d'un mètre du sol et nous nous éloignions assez rapidement. Nous regardions, ahuris, Patrick, qui, en retour, nous regardait tout aussi ahuri ! Et nous disparûmes dans les nuages. Nous avions froids et nous ne voyions que du coton blanc dans toutes les directions. Il nous semblait que nous nous déplacions vite, à la fois en hauteur et vers l'est. Ce n'est que quand nous émergeâmes au-dessus de la couche nuageuse que mon mari se rapprocha du brûleur pour essayer d'en comprendre le mécanisme et de réduire la flamme. La femme pleurait, recroquevillée au fond de la nacelle, l'homme sautait et se frottait la poitrine pour tenter de se réchauffer. Je restais immobile, comme tétanisée. Dès que la flamme fut réduite, le ballon redescendit dans les nuages. C'est à dire aucune visibilité et à nouveau un vent puissant qui nous entraînait ! En tâtonnant avec les commandes, nous alternâmes les sorties au soleil pour se réchauffer et tenter de nous repérer et les descentes plus ou moins involontaires dans la couche nuageuse. Je ne saurai pas dire combien de temps ce vol chaotique dura ! Toujours est-il que nous finîmes par survoler une étendue désertique : aucune végétation,  des variations d'ocres, de gris, de bruns défilaient sous nos yeux. L'ombre de la montgolfière sur le sol, nous précédait, élégante. Loin derrière nous je distinguai un panache de poussière qui allait dan notre direction. Une sonnerie incongrue résonna dans le silence éthéré. - Allo ? - C'est Patrick, vous foncez droit sur la frontière. il faut vous poser rapidement. De toute façon, vous n'avez plus beaucoup de gaz. Et de fait, le ballon perdait régulièrement de l'altitude. - Heu, c'est vous dans le véhicule derrière nous ? - Non, c'est mon cousin, il pourra vous ramener. - Que faut-il faire pour se poser ? - Rien… Mais préparez vous au choc. Maintenant, nous n'étions plus qu'à 2 ou 3 mètres du sol, nous pouvions voir l'irrégularité du terrain, loin d'être du sable fin, c'était des cailloux acérés ! Avant de nous en inquiéter, nous nous retrouvâmes éjectés ! Notre premier contact avec le désert fut… rugueux.

    1. Atelier
  10. Je me souviens

    06 janvier 20252 minutes

    Je me souviens de l'image hachée, neigeuse, de Neil Armstrong et du pas le plus célèbre de l'humanité. Je me souviens que c'est mon frère qui m'a révélé que le père Noël n'existait pas et que j'étais fière d'être mise dans la confidence. Je me souviens d'un coucher de soleil sur la mer à Santorin, du calme et du silence de la foule amassée et des applaudissements, comme à un spectacle, une fois le soleil disparu ! Je me souviens du premier regard de ma fille et de l'abime infini de ses grandes pupilles qui me fixaient. Je me souviens de la déception de mon petit-fils découvrant que la sirène sur le toit de la mairie, qui venait de sonner en ce premier mercredi du mois, n'a pas forme humaine et pas la moindre queue de poisson. Je me souviens de la saveur pistache des glaces d'été et des doigts poisseux que l'on lèche ! Je me souviens de ma première plongée, l'impression de liberté, de légèreté, la transparence de l'eau, le chapelet des bulles et la sérénité ressentie. Je me souviens du cri perçant des martinets et de leur ballet aérien dans l'azur des soirs d'été au-dessus de la Dordogne. Je me souviens du confinement, les rues vides et le désœuvrement, les rituels mis en place (applaudissements du soir, apéritifs à distance, appels visio) pour rester en contact, l'angoisse latente. Je me souviens des tâches d'encre sur mes doigts et mes cahiers, leur odeur et leur persistance ! Quel soulagement que l'apparition du stylo à bille ! Je me souviens de fou-rires dont l'évocation provoque à nouveau des fou-rires !

    1. Atelier