Voisinage
14 juin 20257 minutes
D'habitude, je pars à l'aube et rentre tard, la joie des bouchons quand on habite en périphérie mais que l'on travaille en ville ! Mais, je me suis cassé la jambe et après trois semaines d''hôpital me voici, immobilisé au vingt-cinquième étage. Come toujours, l'ascenseur est en panne, alors j'achète sur internet et le kiné vient à domicile. Je passe beaucoup de temps sur mon balcon ! Le matin, je ne me presse pas. De toute façon, je ne verrai que l'émigration quotidienne des travailleurs, à partir de six heures trente, puis celle des lycéens, des collégiens et enfin des écoliers qui commencent plus tard et vont moins loin. Après la succession correspondante des bruits de moteurs puis des mobylettes débridées et enfin des cris d'enfants. Dès que le calme revient, je prends position avec du café et des mots croisés et j'observe. Quel monde d'habitude ! D'abord les mères de familles se regroupent et partent u marché ou dans les magasins de proximité puis les retraités possesseurs de chiens se retrouvent au square, sacs en plastique à la main. Sur le coupe de dix heure, dix heure trente, les chiens rentrent et les nourrices sortent. Ils se saluent en se croisant mais ne se fréquentent pas ! Comme notre cité est constituée de carrés d'immeubles entourant à chaque fois un espace public dont les seules couleurs proviennent des installations criardes pour enfants, les sons rebondissent sur les murs. Et, si les aboiements subits ou les cris des marmots sont assourdissants, sur les temps calmes, on peut entendre les conversations ! Pas de scoop cependant, les retraités échangent gravement autour des dernières actualités et les nourrices commentent joyeusement les dernières séries à la mode. Branle bas de combat sur le coup de onze heures : les mères reviennent des courses chargées et les nourrices rentrent. Tout de suite après, si les fenêtres sont ouvertes, les odeurs montent alléchantes. Quand les écoliers arrivent comme une volée de moineau, je vais réchauffer un plat au micro-onde. Pendant la sieste des plus jeunes et des plus vieux, le silence règne et mon kiné passe. Jeune et dynamique il ne se plaint pas des étages à monter et me fait bien travailler. Parfois il me demande un verre d'eau. Quand il repart je prends systématiquement une douche, je suis en sueur. A partir de seize heures trente les flux s'inversent. Les écoliers reviennent et remplissent l'espace de mouvements et de bruits auxquels s'ajoutent le retour bruyant des collégiens et lycéens. L'espace est clairement divisé en aires d'influence. Comme c'est la fin de l'année scolaire les maman ne réclament les retours en appartements que tard, parfois bien après le retour des pères et autres travailleurs. Souvent quand le calme est revenu, je reste encore sur mon balcon non éclairé et je vois quelques silhouettes se déplacer furtivement entre les immeubles. Sur mon palier, comme sur tous les autres de l'entrée C, trois portes : la mienne pour mon trois pièces, à côté pour un petit F2 et en face celle du F5 familial. Mon voisin direct est discret, souvent absent semble-t-il, Sa seule fenêtre ne donne pas sur le square central mais de l'autre côté : vue sur un terrain vague dont je profite aussi côté cuisine. Par contre les habitants du F5 ne sont pas discrets et sont nombreux ! Déjà ils envahissent le palier avec des trottinettes, poussettes, rollers et autres qui font râler copieusement les habitants du vingt-sixième et dernier étage. On ne sait jamais combien il y a d'enfants. Je crois que la femme en a quatre et attend le cinquième. Trois autres viennent épisodiquement sans vraiment de régularité et pas toujours tous ensemble. Celui que je connais le mieux c'est Sammy, quatorze ans, l'aîné. Il me monte régulièrement mes colis non pas contre une rétribution en espèces mais en calme ! Je l'autorise à venir, seul, de temps en temps lire ou faire des devoirs dans la cuisine. Je compatis. Souvent ses frères et sœurs s'installent sur le palier avec des jeux : voitures et soldats pour les garçons, dînette et poupées pour les filles. Dans tous les cas, ils tiennent de grands discours et finissent toujours par se disputer. Comme cela résonne dans la cage d'escaliers, les habitants des autres étages crient, alors dans une cavalcade hurlante, ils dégringolent au rez-de-chaussée et filent dehors. La routine. Et puis hier, rupture dans cette routine quotidienne que je commençais à croire immuable : Entre retraités et nourrices dans le temps calme de la matinée, je vois débarquer la BRI. Les gars équipés de pied en cap se déploient, bloquent les entrées et dégagent rapidement les quelques utilisateurs du square central. Une colonne se dirige droit vers l'entrée de mon immeuble ! Je quitte mon balcon le plus discrètement possible et rejoins la porte d'entrée, que j'entrouvre, curieux de savoir à quel étage ils vont s'arrêter. Le pas cadencé progresse à bonne allure ! Je constate que la porte voisine s'entrouvre aussi. Je m'apprête à lancer un regard de connivence quand je me fige d'effroi : mon voisin si discret est en train de me menacer avec un pistolet muni d'un silencieux. Complètement ahuri, je m'efface pour le laisser entrer alors que le tambour régulier des chaussures n'est plus qu'à un ou deux étages du nôtre ! Très détendu, mon voisin me sourit tout en mettant un doigt sur sa bouche, très explicite. Il m'enjoint du geste de m'éloigner de la porte vers la grande pièce. Les pas se sont arrêtés et je peine à retenir un cri quand la sonnette du voisin retentit. Silence pesant. - Police, ouvrez ! Un temps de silence. - Ouvrez, je vous prie où nous enfonçons la porte. Mon "invité" toujours souriant m'indique de passer derrière mon canapé et de me recroqueviller sur moi-même. - Dernier avertissement. Lui-même s'est ramassé sur lui-même, il range le pistolet dans sa poche et se bouche les oreilles en ouvrant grand la bouche. Je n'ai pas le temps de l'imiter avant l'explosion, terrible. Des cris, de la poussière. Mon voisin me salue, me parle et disparait dans la fumée dense. Totalement assourdi, je n'ai pas compris ce qu'il a dit. Quand j'arrive à me redresser et à récupérer mes béquilles, je constate que ma porte n'existe plus et, en m'avançant, qu'un paquet de marches a disparu, tant vers le haut que vers le bas. La porte et le mur de mon voisin sont pulvérisés, curieusement la porte de la famille nombreuse semble intacte. Les hommes de la BRI indemnes s'occupent avec diligence et efficacité de leurs blessés et ne me remarquent pas. Je recommence à entendre mais je le regrette : cris, gémissements, sirènes… J'ai été hélitreuillé pour évacuer mon appartement et longuement interrogé sur ce que j'avais vu, entendu, deviné… J'ai aidé la police à faire un portrait-robot mais mes souvenirs étaient divergents de ceux de la famille nombreuse, à se demander si il n'y avait pas plusieurs individus dans ce petit appartement bourré d'explosifs ! Evidemment suite à cette explosion très médiatisée, nous avons été relogés. Je n'ai pas la moindre idée de l'endroit où ont été logés mes anciens voisins. Pour ma part j'ai eu droit à un F2, un poil plus grand, situé à un premier étage eu égard à ma jambe, dans une cité expérimentale. Le côté expérimental est très accentué : le rez-de-chaussée, le deuxième et le quatrième étages ainsi que le toit terrasse sont végétalisés et communautaires : garage à vélo en bas, laveries, ateliers en tout genre : menuiserie, couture, peinture, danse... Les terrains entre les immeubles ont été divisés en aires de jeux, potagers, vergers, espaces barbecue tout aussi communautaires ! Tout le monde se connait et se met en quatre pour m'intégrer. Je n'ai pas encore pris un seul repas chez moi ! Leur dernière initiative : peindre chaque porte à l'image de son ou ses habitants. Notre retraité jardinier a choisi une sarabande de légumes. La plupart des familles ont laissé les enfants choisir. Je reconnais plusieurs Pokémon et bien entendu les multiples licornes arc-en-ciel mais certains héros me sont inconnus comme cette toute jeune fille habillée en coccinelle. Un couple d'antillais a souhaité retrouver la flore luxuriante de leur île : palmiers, bananiers et flamboyants. Le peintre est doué et prend la peine d'écouter chacun. Je ne sais pas me décider : un paysage de montagnes grandioses et enneigées ? Une mer turquoise du Pacifique ou au contraire une grande marée bretonne ? Devant mon hésitation, il me dit gentiment que si je change d'avis, il repeindra ma porte. Finalement je me décide pour un trompe-l'œil en forme de livre ouvert de façon à ce qu'entrer chez moi donne l'impression de tourner la page ! En effet ma contribution à cette joyeuse tribu ce sont mes livres que j'ai mis à disposition de tous et que je lis volontiers à haute voix si on me le demande. J'ai abandonné mon emploi qui me forçait à rejoindre Paris et sa cohue tous les jours et je me suis reconverti en vendeur à la coopérative bio du quartier. Pour ne pas vivre complètement coupé du monde, j'ai choisi un magasin à quatre arrêt de bus de mon nouveau logement. Et cela me permet de changer complètement d'environnement pour rejoindre un quartier de jeunes gens qui vivent sainement, richement mais, à mon avis un peu tristement. Hier, dans le premier bus du matin , dans l'aube grise, j'ai reconnu mon ancien voisin discret et explosif.