Singulier mystère que le souvenir

26 février 20233 minutes

Singulier mystère que le souvenir. J'avais un voisin qui me disait des choses absurdes. Voilà qu'un jour il m'explique le plus sérieusement du monde que son tas de bûches est infesté d'elfes ! Et pas n'importe quels elfes : des elfes forestiers ! J'exprime une vague compassion de politesse et me sauve. Après tout il m'avait déjà parlé des elfes jardiniers dont il n'avait pu se débarrasser qu'en arrachant toutes ses fleurs et des elfes d'eau douce qui avaient envahi son plan d'eau qu'il avait dû vider ! Tous ces souvenirs me sont revenus ce matin quand j'ai entendu des petites voix aigues et malveillantes sortir de mon tas de bois tiré au cordeau sous l'appentis. Trop aigues pour être intelligibles mais très gênantes ! Un peu perturbée par ces piaillements et ces réminiscences, je secouais la tête, pris les bûches dont j'avais besoin et rentrais à la maison. En novembre quoi de plus réconfortant qu'un bon feu dans la cheminée. J'empilai papier petit bois, brindilles et bûches puis craquai l'allumette. En même temps que les flammes prenaient de l'ampleur en ronflant, je vis, ou crus voir, une étincelle sauter hors du foyer et filer dehors en passant par la chatière. Je décidai que j'avais beaucoup d'imagination et me fit un thé. Malgré une nuit sans rêve et reposante, j'hésitais à retourner vers mon tas de bois. Avais-je vraiment besoin d'une flambée chaque jour ?

J'essayais de me souvenir de mon voisin farfelu, il parlait souvent des elfes, de leur vie en petite tribu, de leur nomadisme, de leur espièglerie. Je ne savais plus si il avait réussi à se débarrasser aussi des elfes forestiers. Quand ma fille vint me voir le dimanche, je prétextais un peu de fatigue pour qu'elle m'apporte des bûches jusqu'à la maison. Elle revint avec une dizaine de bûches et une contusion à la main. En riant, elle maudit sa maladresse : "une bûche m'a échappé, on aurait dit qu'elle était vivante". Cela ne me rassura pas du tout !

Après son départ, je me mis à entendre de nouveau ces petites voix aigues, paniquée, je me dis que ma fille avait dû ramener des elfes en même temps que les bûches. Maintenant je regrettais de ne pas avoir écouté un peu plus mon voisin, peut-être m'avait-il confié comment éloigner les elfes mais hélas impossible de m'en souvenir.

Je craignais aussi pour ma santé mentale, je n'avais parlé à personne de mes ennuis ! Je cherchais dans mes papiers tous ceux qui concernaient la période où j'avais habité là-bas, près de la forêt. Je finis par trouver le numéro de téléphone de mon ancien voisin. Il n'était pas si tard, je pris mon courage à deux mains et l'appelais. Au début la conversation fut un peu laborieuse, terriblement polie. Je finis par aborder, avec force circonvolutions, le sujet des elfes. Il éclata d'un rire joyeux.

  • Vous avez dû me prendre pour un fou avec ces histoires d'elfes, non ?

  • Non, pas vraiment, tant de choses sont inexpliquées…

  • Ah mais là, on a eu l'explication, tellement bête, tellement prosaïque

  • Ah oui, c'était quoi alors ?

  • Mon appareil auditif ! Quand les piles arrivaient en fin de vie, des acouphènes se produisaient. Comme c'est toujours mon fils qui vérifiait l'état des piles et les changeait au besoin, j'ai mis du temps à faire le lien.

A nouveau, il rit. Je pensais alors que j'avais depuis peu un appareil acoustique moi aussi et que je ferais peut-être bien de vérifier l'état des piles ! Evidemment, je n'en dis rien à mon ancien voisin et concluais la conversation de la façon la plus polie possible.

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                    Sans doute, l'une des rentrées les plus difficiles de ma carrière. Une rentrée qui entremêle tristesse et joie, inquiétude et espoir. Dans ma clase unique de vingt-huit élèves, tous ont perdu un proche, une grand-mère, un père et pour Thomas, sa petite sœur Ernestine. A leur âge, ils sont passés à autre chose mais quand je fais l'appel, j'égrène en for intérieur, la liste des victimes de la COVID. La commune est venue remplacer les traditionnelles tables de deux par des tables d'une seule personne dès le mois de mai dernier. La plupart des parents portent soigneusement le masque et j'ai hésité à suivre les règles ou non. J'ai transigé sur un port de masque décontracté qui laisse deviner mon sourire. Les huit CM2 de l'année dernière, partis au collège dans la petite ville d'à côté, ont laissé la place à six jeunes CP. Tous frères ou sœurs d'enfants que j'ai déjà eu. Une seule nouvelle famille est venue s'installer pendant les vacances. Des lyonnais qui habitaient un appartement dans le quartier de Caluire et ont eu beaucoup de mal à supporter le confinement. Ils ont deux enfants : Quentin en CM2 et Léa en CEA. Léa, une jolie petite pipelette, discute allègrement avec Anne et Maëlle. Quentin s'est isolé sous le grand tilleul au fond de la cour. Je suis désolé pour lui. Les quatre autres garnements du CM2 s'entendent comme larrons en foire et se retrouvent aux entrainements de rugby. D'après sa fiche, Quentin serait plus attiré par le foot... Je sens que j vais devoir jouer les médiateurs.                 Bien qu'il soit déjà huit heure cinquante, nous ne sommes pa encore entrés en classe. Les parents veulent tous me parler de leur confinement, de leur angoisse d'une reprise du virus à l'automne. J'essaie de les rassurer mais je pense moi aussi que ce virus n'a pas dit son dernier mot. J'ai anticipé cette possibilité et j'ai déjà créé la classe numérique avec ses cinq pages, une par niveau et j'ai saisi les noms de mes vingt-huit élèves. Par contre, je n'ai rien communiqué aux parents, j'aimerais tellement qu'elle ne serve pas ! Vis à vis des parents et des enfants, je surjoue la confiance et parle même d'organiser une sortie d'école en octobre, pour la récolte des châtaignes !                 Au-delà de la cour, je vois le maire et deux adjoints se diriger vers nous. Vite je sonne la cloche. Les parents comprennent et quittent la cour tout en continuant d'échanger leurs craintes. Les enfants entrent en classe et s'installent à leur place, par habitude. Même les CP savent où s'asseoir. Les deux places restées libres sont évidemment pour Léa au troisième rang et pour Quentin au premier. Les élèves sont à peine assis, qu'on frappe à la porte. "Entrez". Les élèves se lèvent aussitôt et Monsieur le Maire, bardé de son écharpe, entre. Nous nous serrons la main de façon très formelle (comme vous le savez depuis la rentrée deux mille seize, nous ne nous apprécions pas). Je l'invite à parler.

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    Enfin, nous partons pour l'aéroport ! Déjà deux fois, l'agence nous a appelé pour reporter la date d'arrivée ! La première fois une histoire de visa en retard (comprendre qu'un bakchich manquait quelque part ou n'avait pas été bien estimé…). La deuxième fois un vaccin devenu obligatoire pour l'entrée en France à cause du premier report ! Mais là, c'est aujourd'hui ! Nous sommes prêts, plutôt trois fois qu'une et nous sommes partis bien à l'heure. En fait nous étions si anxieux et nous avons prévu tant de marge sur la marge que nous sommes arrivés plus de deux heures en avance. Nous avons attendu dans le grand hall des arrivées, incapables de nous détendre. Les yeux fixés sur le tableau des horaires, redoutant jusqu'au dernier moment un retard supplémentaire ! Enfin, Vivianne, notre interlocutrice depuis les 6 ans que nous avons emprunté le sinueux chemin de l'adoption est arrivée en avance (une avance raisonnable de vingt minutes) et son bavardage professionnel et bienveillant nous a aidé à passer les dernières minutes. Viviane nous a emmené dans un petit salon privé, prévu à cet effet. Nous apprécions de ne pas être mêlés à la foule des voyageurs arrivant et de tous ceux venus les chercher. Malgré l'invitation répétée de nous asseoir, nous restons debout, tendus, face à la porte. Enfin ! la porte s'ouvre et une hôtesse de l'air entre en tenant par la main un petit garçon. Notre petit garçon ! Elle est suivie de deux hommes en uniforme, à l'air sévère, qui s'interposent entre l'enfant et nous. Ils ne parlent pas français et nous tendent une liasse de papier de façon insistante, presque menaçante. Vivianne, qui a l'habitude, prend les choses (et les liasses) en main. Elle nous indique les bas de page et les cadres où nous devons signer. Elle trie les papier en deux exemplaires, l'un pour les douaniers qui s'en saisissent et disparaissent sans le moindre signe de politesse, et l'autre pour nous. Elle le garde en main en constatant que nous ne regardons que notre fils. L'hôtesse de l'air s'est éclipsée sans que nous ne nous en soyons aperçu. Vivianne s'est reculée discrètement dans un coin. Enfin, nous sommes face à face. L'enfant nous regarde avec intensité et confiance, pas de crainte apparente mais pas de sourire non plus. S'il n'avait pas que trois ans, nous penserions qu'il est sur son quant-à-soi. Je m'accroupis pour être à sa hauteur et lui tend les bras. Un sourire hésitant aux lèvres, il s'avance. Il s'arrête à une courte distance et se concentre puis avec application et une prononciation hésitante, il nous déclare : "Bonjour, je m'appelle Mani. Je ne parle pas bien français. Je vous aime". Je le serre dans mes bras très fort, entre rires et larmes, je lui réponds "moi aussi je t'aime, moi aussi". Vivianne se racle doucement la gorge, il es temps de quitter cette pièce. Mon mari moins démonstratif est lui aussi très ému. Il prend Mani dans ses bras et lui demande : "tu viens voir ta nouvelle maison ?". Mani hoche la tête avec ravissement. Au moment de partir, je récupère les papiers officiels et cherche une valise ou un petit sac, mais non, il n'y a rien. Mani est venu avec seulement les vêtements qu'il a sur le dos. Comme j'ai hâte de lui montrer sa chambre, ses premiers jouets et ses premiers vêtements. Pendant le trajet en voiture, Mani ne dit rien et regarde tout, il se tord le cou pour suivre des yeux un bus, une trottinette, une sortie d'école. A bout d'émotions il s'endort et nous arrivons à la maison. Enfin

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    Presque tous les ans, nous nus retrouvons entre amis de la même promo, celle de mon mari pour être exact. Comme souvent le group initial s'est constitué sur des points communs forts. En l'occurrence, tous les garçons sont fils d'agriculteurs (ou assimilé pour le fils du garde forestier). Ils viennent des quatre coin de la France : des Pyrénées au Nord, de la Bretagne à la Bourgogne sans oublier l'Ardèche ! En général, nous louons un gîte dans l'une des régions précitées et le régional de l'étape prévoit des activités : baignades, vélo, village pittoresque, marché local,... Au fur et à mesure le groupe s'est enrichi de femmes et d'enfants. L'alchimie a bien fonctionné et nous étions souvent plus d'une vingtaine ! Les enfants ont évidemment modifié les activités et, souvent, les plus sportifs partaient ensembles tandis que les autres s'occupaient des plus jeunes. Tout ce petit monde se retrouvait aux repas joyeux, bruyants et bien arrosés. Une année, un groupe partit à vélo tôt l matin, les autres moins pressés, prenant un petit train omnibus sympathique. Si je me souviens bien, nous étions cinq adultes pour onze enfants étagés de six mois à dix ans. Quand le train s'arrêta à la petite station où nous devions descendre, le désordre fut à son comble. Quelques adultes étaient descendus puis les enfants et je vérifiais que nous n'avions rien laissé avant de descendre à mon tour. Un doudou malicieux caché sous une banquette me retarda… un peu trop ! J'entendis le sifflet du chef de gare, les portes claquer et le train s'ébranla en grinçant. Sur le quai, je vis l'air ahuri des adultes, hilare des enfants les plus grands et paniqué des 2 miens. Je n'étais pas inquiète pour eux, ils étaient en bonne compagnie. Cependant, je me demandais comment j'allais pouvoir rejoindre mes amis et d'ailleurs, je ne savais même pas quel était le prochain arrêt. Je cherchais donc le contrôleur, introuvable ! Les quelques passagers étaient des habitants du coin et ils s'étaient beaucoup amusés de notre compagnie et plus encore de ma mésaventure. Ils me renseignèrent avec une gentillesse légèrement railleuse. Comme ce petit train s'arrêtait souvent, je pus descendre à...trente kilomètres de la station précédente. Un jeune collégien, attendu par ses parents, proposa de me ramener dans la bonne direction sur douze kilomètres. De plus une fois arrivé dans sa ferme, il promit d'appeler le restaurant où nous avions réservé. Dix-huit kilomètres à pied, c'était faisable mais il me faudrait beaucoup de temps… et j'aurais faim ! Je remerciais le jeune homme et sa mère et me mis en route (en même temps je n'vais pas d'autre choix). Serrant le fameux doudou dans ma main, je marchais depuis un peu plus d'une heure, quand une voiture qui arrivait en face, s'arrêta à ma hauteur. La conductrice connaissait bien René, le local de notre bande, et avertie par la restauratrice, elle était venue me chercher. Quand j'arrivai au restaurant, sans trop de retard, un hourra m'accueillit, les enfants se précipitèrent vers moi et l'hôtelier m'offrit l'apéritif !

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    Dans ma famille la musique a toujours eu une place importante. Mon père jouait du violon dès son réveil. Il travaillait au grand orchestre de Prague. C'est d'ailleurs là qu'il y avait rencontré ma mère, flûtiste. Evidemment avec quatre enfants, elle ne jouait plus en orchestre mais elle découpait ses journées de façon à s'entraîner au moins une fois le matin et une fois l'après-midi. Tous les soirs, des amis, des collègues venaient à la maison et des concerts impromptus nous berçaient … ou nous réveillaient ! Tous les quatre, nous savions déchiffrer une partition avant de savoir lire. Les deux filles voulaient devenir flûtistes et, mon frère et moi, violonistes. Evidemment. Quand à la fin de la saison, le grand orchestre fermait pour un mois, nous allions de festivals en festivals, hébergés par des musiciens de rencontre ou dormant à la belle étoile. Lors de la chute du communisme, les subventions d'état s'arrêtèrent net. Mon père chercha un emploi de professeur ou d'accompagnateur. Il était même prêt à jouer dans les restaurants pour touristes mais les tziganes avaient le monopole de cette musique là. Tous les jours, il partait tôt pour chercher un engagement et rentrait tard quand il avait eu la chance de trouver quelque chose. Un soir, il ne rentra pas. Le dimanche suivant, je découvris avec horreur, le violon de mon père en vente au marché sauvage où nous cherchions à nous ravitailler et à céder nos dernières possessions : meubles, habits, partitions. Ma sœur ainée avait trouvé un petit ami allemand avec lequel elle partit en février. La semaine suivante, nous fumes expulsés. Nous trouvâmes un refuge dans une ruelle derrière l'opéra, à l'abri des courants d'air. Ma mère et ma plus jeune sœur affaiblies allaient chercher de l'aide là où elles pensaient retrouver des musiciens. Mon frère et moi avions pris de mauvaises habitudes entre mendicité et larcins et pourtant c'est nous qui arrivions à nourrir la famille ! Je n'avais pas oublié le violon de mon père et tous les dimanches, je vérifiais qu'il était encore à vendre. C'est ainsi qu'en avril, j'assistais à sa vente. Je suivis l'acheteur jusque chez lui puis je courus retrouver mon frère qui mendiait à l'entrée d'une boulangerie. Nous montâmes un plan, un cambriolage, pour récupérer le violon. La nuit venue, nous escaladâmes le mure de la propriété et je cassai la petite fenêtre des toilettes et hissai mon frère jusqu'à l'ouverture. La faim l'avait rendu assez mince pour qu'il s'y glissât. Il revint rapidement avec l'instrument et me le passa. Par contre, il était trop petit pour atteindre la fenêtre depuis l'intérieur ! Nous aurions dû y penser plus tôt. Je lui conseillai de passer par la porte d'entrée où j'allai l'attendre. J'attendis au creux d'une porte cochère toute la nuit et une grande partie de la journée. Je vis des gens sortir et rentrer mais pas de petit frère ! Je retournai à la ruelle pour expliquer la situation à ma mère et ma sœur mais elles avaient disparu ainsi que nos quelques biens (des cartons, des sacs et la flûte dont maman ne se séparait jamais). Avaient-elles été arrêtées ? Avaient-elles trouvé un autre refuge ? Du haut de mes dix ans, j'étais perdu. Je cachai le violon et retournai à la maison où je sonnai. A la fois déterminé et désespéré, je m'engouffrai dans la maison dès qu'une femme assez jeune ouvrit et appelai Jean à tue-tête. Aucune réponse et le maître de maison me sortit manu militari et me menaça de la police. Pendant plusieurs jours, je parcourus la ville à la recherche de ma famille. J'allais me renseigner aux hôpitaux, à la Croix-Rouge, au marché sauvage mais rien. J'espionnais aussi souvent que possible la maison où mon frère était entré mais rien non plus. Je pris l'habitude de jouer aux sorties des messes et Dieu sait qu'il y a beaucoup d'églises à Prague ! Un été une formation de musiciens français m'adopta, je jouais avec eux, vivais avec eux. Enfin je n'étais plus seul. Quand ils repartirent en France, je les suivis sans aucun papier. J'avais quinze ans. les uns e les autres m'aidèrent, à apprendre le français, à acquérir la nationalité française. Ils me trouvaient toujours un engagement par ci par là mais sans diplôme ma position restait précaire. Heureusement que j'avais le talent et le violon de mon père ! A force de démarches, je réussis à obtenir un emplacement dans le métro l'année de mes vingt ans. L'été cela me rapportait pas mal. Un jour où j'enchainais les airs de ma jeunesse, parfois sans en connaitre ni l'auteur, ni le titre, un jeune homme s'arrêta pour écouter et finit par pleurer. Il attendit la fin du morceau pour me prendre dans ses bras. C'était Jean ! Mon frère ! Il ne parlait pas un mot de français et mon tchèque était rouillé, nous échangeâmes nos nouvelles en anglais. Sa vie avait été plus douce que la mienne. Le couple de la maison que nous avions cambriolée, l'avait adopté et élevé sans jamais abordé le sujet du violon. Il se préparait à devenir comptable comme son père adoptif et ne voulait plus pratiquer la musique. Finalement, je me demandais qui de nous deux avait eu le plus de chance.

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